Denis Kessler: «Cette pandémie confronte le monde à un test historique de résilience»

Dans une interview avec l'Opinion, Denis Kessler, Président-Directeur général de SCOR, a expliqué que les conséquences de l’épidémie de Covid 19 sont potentiellement très déstabilisantes pour la planète.

Interview par Muriel Motte, publiée le 22 avril 2020

 

Interrogé il y a plus de trois ans par l’Opinion sur les grands risques pesant sur le monde, le PDG du groupe Scor avait cité une pandémie mondiale. Nous y sommes. Les conséquences de l’épidémie de Covid 19 sont potentiellement très déstabilisantes pour la planète, explique Denis Kessler.

 

Pourquoi l’enjeu de la crise du Covid-19 n’a-t-il pas été compris plus vite ?

 

Les épidémies et pandémies suivent des courbes d’évolution dites « logistiques » : le nombre de personnes infectées – et le nombre de décès associés – croît très lentement, puis exponentiellement, avant de s’infléchir et de se stabiliser. Au début du phénomène épidémique, les courbes qui décrivent la diffusion de la maladie virale dans la population sont, de fait, relativement plates. Ce « démarrage » lent peut donner un faux sentiment de sécurité : on se croit plus ou moins à l’abri.

 

La prise de conscience se fait lorsque le phénomène accélère de manière brutale et vertigineuse, selon une croissance exponentielle : 1 malade contamine 2 malades, qui contaminent chacun 2 autres malades… C’est comme lorsqu’une petite plaque à vent dégénère en avalanche emportant tout sur son passage. Quand on la voit, c’est déjà trop tard. La propagation de la pandémie de Covid-19 n’a pas dérogé à cette règle. Ce qui est surprenant, c’est que la gravité du phénomène était connue en Chine, puis en Corée et dans le reste de l’Asie. Il a fallu que l’Italie soit ravagée pour que la France, puis le Royaume-Uni, puis les Etats-Unis, finissent par agir.

 

La forte hausse des chiffres quotidiens de décès a rapidement transformé la pandémie de crise virtuelle en crise réelle. Et on a alors agi dans l’extrême urgence, avec tout ce que cela implique. Pour éviter que ceci se répète et améliorer à l’avenir la gestion d’un tel phénomène tant par la population que par les pouvoirs publics, il faut développer une culture du risque dans tous les domaines, pour les catastrophes naturelles, technologiques et désormais sanitaires. Instaurer un véritable « risk management » public est une priorité absolue.

 

C’est d’autant plus complexe à appréhender que le virus est, par définition, invisible…

 

Absolument. L’immense majorité des risques – tremblements de terre, tsunamis, accidents industriels, cyclones… – peuvent être clairement visualisés. Ils sont circonscrits dans l’espace et dans le temps. La menace virale quant à elle est intrinsèquement invisible, insidieuse, pernicieuse. Chacun peut se projeter à la fois comme victime de ce risque et comme acteur de sa transmission. C’était déjà le cas avec le Sida dans les années 1980 : on ne savait pas d’où venait la maladie, qui la portait, comment elle se transmettait, comment la traiter. On peut aussi citer la maladie de la vache folle, l’amiante ou encore le risque nucléaire.

 

Un risque invisible est plus angoissant, plus anxiogène, plus tétanisant, considérablement plus prégnant. Il a bien plus de « résonance » qu’un risque visible et crée un sentiment profond de vulnérabilité. Le risque cyber relève également de cette catégorie :

il est invisible, il est non circonscrit, et on ne connaît pas les vecteurs de sa propagation, qui peut être d’ampleur mondiale. Ce n’est pas par hasard que l’on utilise le même terme de « virus » en informatique…

 

Selon vous, l’aversion aux risques des populations va augmenter. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

 

L’aversion aux risques est une variable fondamentale, qui explique la plupart des comportements économiques et sociaux, que ce soit au niveau individuel ou collectif. On peut prévoir que la crise actuelle va accroître l’aversion aux risques des populations en raison d’un double effet.

 

Un effet de reconnaissance d’une part : la progression fulgurante du Covid-19 a rendu le risque pandémique tangible pour un très grand nombre d’acteurs qui l’ignoraient totalement ou au mieux le sous-estimaient. Jusque-là, ce type de crise n’était pas prévu par l’opinion publique, il n’était tout simplement pas « imaginable ». Pour la population en général, le concept de pandémie renvoyait à des grandes peurs historiques d’un autre temps qui paraissaient éradiquées : peste, lèpre, tuberculose, choléra… Les dernières images de salles d’hôpital remplies de lits en fer avec des infirmières en cornette, prises pendant l’épidémie de grippe espagnole il y a un siècle, sont bien jaunies.

 

Dans l’inconscient collectif « moderne », le risque pandémique était perçu comme une forme de chimère du passé ! La conscience subjective des risques – en termes tant de probabilité de survenance que de gravité – est, de fait, souvent très différente de leurs caractéristiques objectives. Ce biais cognitif est d’autant plus marqué qu’il s’agit d’événements rares. C’est à ce titre que la pandémie actuelle a un effet de reconnaissance : le risque pandémique va désormais être considéré – à juste titre – comme un risque absolument majeur par une très large partie de la population mondiale et la totalité des décideurs publics. Les attentats du World Trade Center avaient eu, dans un autre registre, le même type d’effet, faisant subitement prendre conscience au monde du risque d’« hyperterrorisme ».

 

Et le second effet ?

 

C’est un effet de déplacement : comme c’est toujours le cas après un traumatisme ou un choc de grande ampleur, l’aversion aux risques – et notamment au risque incriminé – se renforce toutes choses égales par ailleurs. La demande de sécurité lato sensu s’élève fortement et des demandes de protection supplémentaires apparaissent. Ceci constitue un terreau fertile pour la multiplication des initiatives présentées comme susceptibles de réduire la probabilité de survenance dudit risque et d’en minimiser les conséquences. Nous l’avons constaté après les attentats du World Trade Center : ce choc a eu des conséquences considérables à l’échelle de la planète – guerres, renforcements des mesures de sécurité, restrictions en matière de liberté, etc. Nous avons aussi constaté un tel effet après la crise financière de 2008 : la législation mondiale pour gérer les risques bancaires et les risques financiers dits « systémiques » a bourgeonné tout au long des dix années qui ont suivi !

 

On assistera à un phénomène similaire avec le choc historique provoqué par la pandémie de Covid-19 et la crise polymorphe – sanitaire, sociale, économique, financière et même géopolitique – qui l’accompagne. On peut d’ores et déjà considérer que l’on a réévalué significativement la « valeur » de la vie humaine et de l’absence de souffrance. Des décisions budgétaires notamment seront désormais prises dans ce nouveau contexte marqué par une nouvelle échelle de valeurs.

 

Le rôle de l’Etat est-il amené à évoluer ?

 

Répétons-le : l’Etat doit désormais concentrer tous ses efforts sur le « risk management » public. Il s’est borné pendant trop longtemps à un rôle principalement curatif, réactif, il pansait les plaies ex post. Et, de fait, il semble toujours agir dans l’urgence. Il doit désormais donner la priorité à la prévention et à la protection. Il est pleinement légitime pour organiser la prévention, pour garantir la sécurité ex ante des citoyens. C’est même son rôle premier, historique. On est frappé aujourd’hui de voir que cette pandémie a pris de court toutes les institutions concernées en France : les hôpitaux n’étaient pas préparés, les capacités de dépistage étaient quasi inexistantes, les masques n’étaient pas disponibles, les modalités du confinement n’avaient pas été prévues… Certains pays, à l’instar de l’Allemagne et du Japon, étaient mieux préparés et ont mieux géré cette crise sanitaire. A l’avenir, l’Etat devra davantage recourir à la technologie pour être efficace.

 

Le recours à la technologie peut permettre d’enrayer la pandémie de façon beaucoup plus efficace avec des coûts économiques moindres. Une réflexion sur la portée et les limites du recours au « tracking » technologique dans une démocratie est désormais incontournable, et cela ira sans doute au-delà du risque sanitaire. Faut-il recourir à des mesures indiscriminées, un confinement généralisé, des mesures essentiellement curatives, ou faut-il recourir à des mesures ciblées, davantage proactives et préventives ? Là aussi, il va falloir revoir les doctrines au nom de la recherche de l’efficacité de la protection des populations.

 

Enfin, le virus ne connaît pas les frontières… et les organisations internationales n’ont pas véritablement brillé pendant cette crise. Tout l’effort doit désormais porter sur l’élaboration et la mise en œuvre des dispositifs, aux niveaux régional, national et international, susceptibles de nous rendre individuellement et collectivement mieux préparés pour faire face au prochain phénomène pandémique.

 

Certains disent que l’avènement de cette pandémie a été provoqué par un excès de libéralisme…

 

Dire que le libéralisme est « coupable » de cette pandémie n’a pas de sens. On sait, depuis le Siècle des Lumières, que la Nature n’a pas d’intention. On n’est plus au Moyen-Âge quand on voyait dans les catastrophes un signe de punition ou de colère divine venant frapper les peuples qui se seraient fourvoyés… Nous vivons aujourd’hui dans un monde de plus en plus globalisé, dans lequel la circulation des personnes n’a jamais été aussi importante. Or il est manifeste que plus les interactions entre les hommes sont fortes, plus le risque pandémique est élevé. Mais cette circulation accrue des personnes n’est pas l’apanage du libéralisme !

 

Le « monde d’après », en trois mots ?

 

La pandémie de Covid-19 est un choc d’une gravité historique. La moitié de l’humanité est confinée, le monde entre dans une récession d’ampleur inédite, les déficits publics et sociaux explosent, les démocraties sont désormais angoissées, avons-nous perdu le contrôle de notre destin ? En mécanique, la résilience d’un système désigne sa capacité à absorber un choc, son aptitude à résister à une contrainte rapide. De fait, le choc associé à cette pandémie est si violent que la « résilience » lato sensu de nos sociétés modernes est mise à très rude épreuve, sur un plan tant économique et financier que social et politique. Oui, le monde devrait « rebondir ». Mais retrouvera-t-il in fine ses « position et trajectoire initiales » ?

 

La question fondamentale qui se pose est de savoir si ce choc est largement conjoncturel – i.e. si ce choc, aussi grave soit-il, n’occasionnera que des effets transitoires – ou, à l’inverse, s’il est structurel – i.e. s’il modifiera en profondeur et de manière pérenne les équilibres fondamentaux du monde. Qualifier le « rebond » post-crise renvoie, de fait, à un autre concept clé en mécanique : celui d’élasticité. Tant que la déformation du système initial n’est pas « trop » importante, ce dernier retrouve sa forme originale. En revanche, si les contraintes qui lui sont appliquées dépassent une certaine valeur, un certain seuil, il subit une déformation irréversible : sa forme est changée de manière permanente, structurelle. Ainsi, le ressort reprend sa forme initiale après avoir été compressé ou étiré, mais à la seule condition qu’il n’ait pas été cassé…

 

Ma conviction est que la probabilité que l’on franchisse la « limite d’élasticité » du monde s’est fortement accrue avec ce choc pandémique sans précédent. Si tel est le cas, le cours de l’Histoire sera substantiellement modifié par cette crise, qui remet en cause nombre de nos convictions et appelle l’élaboration de solutions originales dans de nombreux domaines. En d’autres termes, ce choc pourrait déplacer significativement et durablement « l’axe » autour duquel la Terre tournait jusqu’à présent. De combien de degrés ? Le débat est ouvert.

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